Depuis quelques mois, la carte des conseils aux voyageurs du
Sahel du ministère des Affaires étrangères s'empourpre. Du jaune, elle a viré
au orange, puis au rouge. Les consignes sont impératives : pas question d'aller
au Mali
ou au Nigeria, et évitez de mettre les pieds au Tchad. L'otage français passe
pour une denrée prisée dans cette vaste région qui borde le sud du Sahara. Dans
tout le Sahel ? Non. A mieux regarder la carte, un petit confetti jaune résiste
sur les rives de l'océan Atlantique. Le Sénégal, avec ses plages de sable
blanc, ses 18 000 Français expatriés et son légendaire sens de l'hospitalité,
la "teranga" en wolof.
Les zones en rouge sont formellement déconseillées, celles
en orange sont déconseillées sauf raison impérative et une vigilance normale
doit être observée dans les zones en jaune.
(MINISTERE DES AFFAIRES ETRANGERES / FRANCETV INFO)
Un risque terroriste éludé
Le tableau a cependant pris quelques petits coups de canif.
Comme le 22 février. La flambant neuve ambassade des Etats-Unis à Dakar adresse
alors un SMS inquiétant à ses ressortissants. Depuis le bunker hyper sécurisé de la pointe des Almadies, consigne est
donnée d'éviter le centre de la capitale sénégalaise. La sécurité y est
d'ailleurs renforcée.
Alors que le Sénégal est frontalier de pays confrontés à
Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), la question d'une contagion jihadiste a
pourtant été étrangement éludée dans le pays. Il faut attendre le 15 janvier,
avec l'engagement de troupes sénégalaises au Mali, pour que le nouveau
président, Macky Sall, invite les chefs religieux à "prévenir leurs
disciples contre d'éventuelles influences étrangères". Le 9 mars, il
concède qu'"il y a un risque de cellules dormantes, comme partout
ailleurs. La carte du terrorisme mondial est une carte mondiale".
"Nous nous sommes reposés sur nos lauriers"
D'autres se font plus directs. "On sait que des
ressortissants de tous les pays de l'Afrique de l'Ouest ont fourni des troupes
au Mujao", l'un des groupes terroristes qui contrôlait le Nord-Mali,
indique à francetv info Alioune Tine, président de la Rencontre africaine pour
la défense des droits de l'homme (Raddho) à Dakar. Dans un entretien au journal
sénégalais Sud Quotidien, il affirmait que des Sénégalais se trouvaient
dans les rangs terroristes. Ces jihadistes peuvent être "des gens passés
par l'immigration qui ont échoué au Mali, ou bien des talibés (étudiants en
théologie). Souvent, ils sont très jeunes et vivent dans une extrême pauvreté.
Avec le trafic de drogue, ils trouvent un moyen de faire facilement de
l’argent. Finalement, c'est une question démographique et de chômage".
Qu'en est-il sur le territoire du Sénégal ? "Dans
certaines mosquées, il existe des prêcheurs qui ont un discours pas vraiment
différent du message des jihadistes", estime Alioune Tine. Bakary Sambe,
chercheur à l'université Gaston Berger de Saint Louis, s'inquiète aussi :
"Nous nous sommes longtemps reposés sur nos lauriers, avec un certain
mythe du Sénégalais naturellement non-violent, et en comptant sur un islam
confrérique soufi paisible. Nous n'avons pas pris en compte la dimension
transnationale de la menace." Il ajoute : "Depuis 2005, je signalais
[qu'il existait] un projet de créer une zone d'influence wahhabite [le wahhabisme
étant un courant rigoriste de l'islam proche du salafisme], sous l'impulsion de
l'Arabie saoudite et ses organisations, sur toute l'étendue du Sahel." De
la Somalie et l'Erythrée, jusqu'au Sénégal.
"Bombe à retardement"
Il poursuit son raisonnement : "Aujourd'hui, nous
constatons l'importation d'une idéologie wahabbite et salafiste. Si l'idéologie
du nord du Mali qui a conduit à s'attaquer au patrimoine de Tombouctou est
présente au Sénégal, la phase opérationnelle n'est qu'une question de circonstance.
Or, les circonstances sont imprévisibles. Personne ne s'attendait à ce que des
Sénégalais s'immolent devant le palais présidentiel. Une personne qui
fait cela est capable de porter une ceinture d'explosifs. Les ingrédients en
termes de désespoir et de perte de repères d'une jeunesse en proie au chômage
sont bien là."
Le chercheur relève que de nombreuses ONG islamiques officient
à Dakar, un "hub" à l'échelle de la sous-région. Elles "mènent
un travail social, d'assistance, construisent des écoles où une certaine
idéologie est dispensée. Et l'Etat n'a aucun regard, aucune emprise". Pour
lui, l'enjeu est central. "A côté de l'école publique d'Etat, un
enseignement islamique crée une élite frustrée qui n'arrive pas à s'insérer
économiquement en sortant de ces écoles parallèles, car la maîtrise du français
reste une condition essentielle pour prendre l'ascenseur social. C'est une
bombe à retardement ! Dans quelques décennies, la cohésion sociale risque d'en
être affectée."
Des confréries qui font obstacle
Dans un entretien au site Maliweb, l'intellectuel et ancien diplomate malien Bandiougou
Gakou rappelle précisément que c'est ainsi que les choses ont commencé : "Au
Mali, la véritable implantation du salafisme a débuté par le financement
systématique des mosquées et des madrasas [écoles] acceptant de répandre la
doctrine wahhabite."
Toutefois, un bon connaisseur de l'islamisme dans la région
relativise. "Le Sénégal a un côté très religieux, mais le wahhabisme se
heurte aux confréries" (mouride, tidiane, layène...). Selon lui,
l'influence salafiste "pour le moment, s'observe à la marge". Des "gens
ont cherché à infiltrer la confrérie des mourides mais ils ont été identifiés.
Le Sénégal est un peu préservé par les confréries", admet Alioune Tine.
Conflit touareg au Mali, conflit casamançais au Sénégal
Mais d'autres éléments inquiètent cette figure de la société
civile sénégalaise. Il remarque que comme le Mali avec les Touaregs, le Sénégal
ne parvient pas à se débarrasser d'un vieux conflit en Casamance, une zone du
sud-ouest du pays. "Au Sénégal, il y a aussi du trafic d'armes et du
narco-trafic. Nous savons que dans le conflit casamançais, beaucoup d'armes ont
été financées par le trafic de cannabis. Ce qui s'est passé au Mali peut arriver
au Sénégal..."
Dans une publication, repérée par un blog de Rue89, le think tank Ipode dresse le même constat
sur le conflit en Casamance. Les deux auteurs, Mouhamadou El Hady Ba et Pierre
Amath Mbaye, ajoutent que, comme au Mali, certains officiers sont mal payés ;
que, comme au Mali, les autorités religieuses et politiques sont remises en
question ; que, comme au Mali, l'éducation fait défaut ; et enfin que "le
Sénégal est bien plus inégalitaire que le Mali".
Pour les deux chercheurs, le risque n'est pas à la contagion
d'un "péril islamiste" venu de l'étranger, mais à "une
transformation de nos propres conflits de basse intensité (en Casamance) en
conflit de forte intensité". Selon leur analyse, les islamistes venus de
l'étranger ont pu mettre la main sur le Nord-Mali en exploitant une situation
délétère depuis les années 1960 entre la rébellion touareg et un Etat malien en
décrépitude. Et ce, alors même que le Mali faisait figure de modèle
démocratique.
Photo PHILIPPE LISSAC / GODONG / PHOTONONSTOP / AFP
francetvinfo.fr
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