(Le Quotidien (Sn) 07/02/2013)
Toutes les conditions d’une opacité sont réunies dans
l’allocation et la gestion des fonds politiques que le législateur met à la
disposition du chef de l’Etat. A l’initiative du Forum civil, des spécialistes
sont revenus hier sur cette nébuleuse qu’ils considèrent comme une niche propice
au détournement de l’argent public.
D’ordinaire, on les nomme fonds
politiques. Les initiés préfèrent parler de fonds secrets ou spéciaux. Quoi
qu’il en soit, l’expression consacre une nébuleuse, une «monstruosité
budgétaire», qui sert à couvrir des «dépenses privées». Les enveloppes de
Abdoulaye Wade constituent des cas d’école.
Cet avis est d’autant plus
fondé que l’utilisation de cette manne financière relève du pouvoir
discrétionnaire du président de la République. L’opacité en est la règle.
Au-delà du flou qui entoure sa nature ou sa destination, cet argent pose des
problèmes à trois niveaux.
Selon le professeur des finances publiques,
Abdourahmane Diokhané, les fonds politiques renvoient à «des crédits votés par
l’Assemblée nationale, dont on ne mentionne que le montant global».
Au
cours d’un panel sur les deniers publics organisé hier par le Forum civil en
partenariat avec l’ambassade du Canada, l’universitaire relève que la
particularité de ces crédits dits politiques réside dans le fait que l’Assemblée
nationale les approuve sans les diviser par chapitres, ni en préciser la
destination.
«Quand le projet de budget du président de la République
est envoyé au Parlement pour examen, le dossier n’est pas accompagné d’annexes
qui préciseraient les dépenses prévues avec ces ressources publiques. On les met
dans le chapitre des transferts ; or, ceux-ci concernent les subventions»,
s’émeut cet enseignant de la Faculté de droit de l’Université Cheikh Anta Diop
(Ucad).
Recul
A ce niveau, il estime que le Sénégal a connu un recul
car jusqu’en 2 000, l’utilisation prévue pour ces ressources financières
qualifiées de spéciales était divisée en deux chapitres : fonds secrets et fonds
politiques. Et cela, depuis les années 1970. Cette pratique a cessé sous le
régime de Abdoulaye Wade. Même s’ils sont présentés sous forme de rubrique,
tous les abus sont permis dans la mesure où, aucun contrôleur public des
opérations financières ne peut intervenir. «Le Président n’est pas obligé de
rendre compte à une autorité comptable ou juridictionnelle, encore moins à un
citoyen. Sa seule responsabilité est politique», dit-il. Pour en jouir, il lui
suffit juste de tenir un compte au Trésor public en déléguant les opérations de
retrait à un de ses collaborateurs.
Venu prendre part aux échanges au même
titre que Abdou Latif Coulibaly et Aminata Touré respectivement ministre de
la Bonne gouvernance et de la Justice, le député Cheikh Seck a préconisé une
mise en branle de la Commission de la comptabilité de l’Assemblée nationale,
pour assurer le contrôle de l’utilisation des fonds politiques alloués au chef
de l’Etat.
Régimes juridiques
Qu’en est-il du sort des personnes ayant
bénéficié des fonds politiques ? Cette question inspirée de l’actualité
judiciaire de ces derniers mois a suscité une réponse simple chez le
conférencier. «Du moment que les fonds spéciaux mis à la disposition du chef de
l’Etat ne sont pas soumis au contrôle, le bénéficiaire ne peut pas faire
l’objet de poursuite», précise le spécialiste des régimes juridiques des
finances publiques.
Par ailleurs, M. Diokhané ne verse pas dans les fonds
spéciaux dont jouit le président de l’Assemblée dans le panier des fonds
politiques. «Du moment qu’il y a un comptable et un ordonnateur des dépenses, on
ne peut pas parler de fonds politiques pour le président de l’Assemblée
nationale. Là, il y a une séparation entre l’ordonnateur et l’exécutant des
dépenses, contrairement au président de la République.» Abdourahmane Diokhané
de considérer l’agent comptable comme «le gardien de l’orthodoxie financière»
qui doit vérifier la régularité de la dépense, la qualité de l’ordonnateur,
l’existence de crédit inscrit dans ce chapitre en question et exiger des pièces
justificatives.
Il y a moins de trois ans, le comptable public pouvait
statuer sur la réalité de la dépense avant de procéder à un décaissement. «Ce
n’est plus le cas», regrette-t-il. Un décret présidentiel en vigueur depuis 2011
interdit au comptable public de se soucier de la réalité de la dépense.
L’ordonnateur qui est souvent un homme politique est devenu seul juge de
l’opportunité et par conséquent de son engagement.
«Des juges trop
souverainistes»
Cet obstacle que le régime libéral à fait sauter explique en
partie la délinquance financière observée dans la gestion des ressources
publiques. Le mode opératoire des délinquants est tout de même plus sinueux.
D’après le président du Tribunal régional de Thiès, Malick Lamotte, ils
utilisent tous les moyens de corruption, de concussion, de contournement des
procédures légales pour dissimuler le détournement. Pour mener des
investigations efficaces, il faut de «l’ingénierie judiciaire». Lorsque la
personne possède des biens et un train de vie que ses revenus ne peuvent pas
justifier, indique-t-il, le juge d’instruction doit s’intéresser au produit de
l’infraction. «Quand une personne a détourné des deniers publics, elle essaie
d’en jouir. D’où l’intérêt de mener une enquête de patrimoine. On peut le
détecter, l’identifier et les saisir», suggère-t-il.
M. Lamotte d’ajouter
qu’il sera plus efficace de s’intéresser à la propriété économique au-delà des
aspects juridiques d’un bien : «Si le bien est enregistré au nom d’un parent, on
peut voir les activités économiques et ses liens avec la personne incriminée.»
Un de ses collègues en service à la Cour des comptes, Cheikh Lèye, invite ses
collègues à être moins «nationalistes». Selon ce dernier, tous les textes sont
internationalisés. Par conséquent, ils ne doivent pas se priver des instruments
juridiques internationaux pour juger des détournements. Par contre, ce dernier
s’indigne : «Nous juges sommes trop souverainistes. Tous les moyens juridiques
existent. Notre talon d’Achille, c’est l’absence de répression des délits de
détournement.»
Par ailleurs, le juge Lamotte souhaite un renforcement des
mécanismes de contrôle et de prévention des détournements de deniers publics.
Selon les panélistes, une réforme est plus qu’urgente, car l’impact des
détournements des ressources du pays est nocif pour l’économie. Si on se fie à
Louis Cabral, enseignant à la Faculté des sciences économiques et de gestion de
l’Ucad, ces manifestations sous forme de corruption et de concussion entraînent
une déperdition du budget de l’Etat, des surcoûts, la fuite de capitaux, une
conversion de l’argent public en épargne privé. Par conséquent, l’Etat offrira
moins de services aux citoyens qu’il ne devait.
par Birame FAYE
© Copyright Le Quotidien
(Sn)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire