jeudi 23 février 2012

Sénégal : "Des manifestants brutalisés", mais "pas de quoi troubler le séjour des touristes"

(Le Monde 23/02/2012) 
Alors que les violences commises lors des manifestations contre la candidature d'Abdoulaye Wade redoublent à Dakar, très nombreux – plus de 250 – sont les internautes à avoir répondu à notre appel pour nous raconter la situation sur place. Voici une sélection de témoignages.
•Les raisons de la colère par Céline, 42 ans, chercheuse à Dakar
Au Sénégal depuis 6 ans, je constate une dégradation du niveau de vie, alors que le pouvoir a mis en place de grands travaux à Dakar avec l'aide internationale (routes, autoroute, aéroport, statue...), tout en s'accaparant une partie de l'argent. À l'inverse, les infrastructures de santé ne se sont que peu améliorées, et ne sont accessibles qu'à ceux ayant de l'argent. Les écoles publiques et l'université connaissent des grèves incessantes du fait de la mauvaise rémunération des enseignants et des conditions de travail difficiles. L'ambiance actuelle est très tendue, la population oscille entre peur et colère.
•Le ton monte par Charles-Henry, 25 ans, expatrié à Dakar, ingénieur informatique dans un groupe d'audiovisuel
La police n'hésite plus à bombarder des grenades lacrymogènes et des balles en caoutchouc sur la foule en colère. Le quartier du Plateau, concentrant l'essentiel du commerce et des institutions administratives, a été le théâtre de violents affrontements. Depuis chez moi, j'ai entendu les tirs incessants de la police pendant plusieurs dizaines de minutes lors de l'assaut. Les opposants ont vivement été repoussés dans les rues adjacentes donnant alors lieu à une sorte de course poursuite inégale. J'ai pu filmer un bout de la scène depuis mon balcon.
•Une situation sociale explosive par Tamsir, 56 ans, comptable à Pikine
J'habite à Pikine dans la banlieue dakaroise. Ici, une majorité de la population est frustrée et scandalisée par la corruption du pouvoir en place. Des partisans de Wade, qui avant l'alternance peinaient à joindre les deux bouts, étalent des richesses sorties d'on ne sait où. En milieu rural, les terres de la vallée du fleuve Sénégal ont été morcelées et distribuées aux tenants du régime de Wade qui les revendent pour leur propre compte. Le pouvoir d'achat des ménages s'est fortement dégradé à cause d'un chômage endémique. Des jeunes désœuvrés s'adonnent au petit banditisme et à la drogue, tandis que des familles s'entassent dans une chambre à la tombée de la nuit dans une promiscuité et une insécurité totales.
•Un sentiment d'insécurité par Charlotte Herail
La situation est préoccupante car les manifestations sont de plus en plus spontanées, dispersées, échappant au contrôle des candidats de l'opposition, ce qui augmente le sentiment d'insécurité. On a ainsi vu des marchands ambulants se heurter à des manifestants qui sabotent leur travail. La situation pourrait dégénérer car beaucoup de victimes le sont de manière collatérale, ce qui entraîne dans la rue des populations nouvelles telles que des collégiens ou des mères de famille. Il en résulte une confusion des genres entre mouvements politiques, sociaux et religieux, depuis la profanation de la mosquée Sy, ce qui rend plus difficile encore le contrôle des manifestants et l'écoute de leurs revendications.
•Des tentatives de récupération des manifestations par Racine, 37 ans, ingénieur du son à Dakar
Je me suis rendu à l'une des manifestations pacifiques organisées par le mouvement du 23 juin. En centre-ville, tous les commerces étaient fermés pour l'occasion, dans les entreprises les personnels étaient autorisés à rentrer chez eux . Les manifestants sont venus en masse. Nous étions plusieurs milliers. Pourtant, je tiens à déplorer le manque d'organisation. Les leaders de l'opposition sont arrivés en ordre dispersé, chacun essayant de faire une démonstration de force, ce qui donnait un air de foire à l'événement.
•Les touristes et les Européens éloignés des violences par Bérénice Morel
Les Européens et les touristes, qui résident dans des quartiers au nord de Dakar, près de la plage, ne se rendent compte en rien de la situation. La police empêche en effet les manifestants de s'y rendre. Il y a seulement quelques camions de police aux grands carrefours et des serveurs très attentifs aux annonces de la radio. Rien ne vient troubler le séjour des touristes. Pourtant, la tension est palpable, mais les manifestations se concentrent dans le centre-ville et dans les quartiers populaires.
•Achat des voix par Dane Lo, agent en environnement, Canada
Je suis un Sénégalais vivant au Canada. Je viens de rentrer de trois semaines de visite dans ma famille dans la ville de Louga, dans le nord du pays. Ce qui m'a le plus frappé pendant le séjour, c'est "l'achat des consciences" opéré par le camps Wade. Mes tantes, ma famille, mes voisins se sont vu proposer, pour leurs votes, de 2 500 à 7 500 francs CFA, soit 3 à 11 euros.
•Barbarie policière par Birna, 20 ans, étudiante en transport et logistique à Dakar
Les policiers n'hésitent pas à embarquer des manifestants pour les brutaliser, voire les torturer, pour leur faire dire ce qu'ils ont envie. Dernier exemple en date, celui d'un jeune du quartier Patte d'Oie à Dakar. Un matin, il a hué des membres du PDS [le parti de Wade] qui passaient devant chez lui, et le lendemain, on est venu l'embarquer. Son corps vient d'être rendu à sa famille. Sur le terrain, les policiers tirent à balles réelles sur les manifestants, il y a beaucoup de morts, bien plus que ceux recensés par les médias.
•Chronique d'un pays qui se réveille par Isabelle Sidibé, 28 ans, anthropologue à Dakar
J'habite à Cambérène, un quartier de Dakar, dans une petite cité récemment construite et occupée par des nouveaux bourgeois sénégalais, fuyant le centre trop agité pour un petit pavillon. Dehors, dans les rues ensablées car proche du littoral, les écoliers jouent. Un jour de manifestation est un jour de plus sans école. À la radio, on entend des satires politiques, et à peu près la même chose auprès des chauffeurs de taxi : "le gorgi [monsieur en wolof] doit céder la place. J'ai voté pour lui en 2000, lui ai refait confiance en 2007, mais là s'en est trop". Jusqu'à ce week-end, je croyais que les campagnes soutiendraient Wade, car il les a "arrosés" comme on dit, "il arrose tout le monde, il est fou et croit que tout s'achète...". Pourtant, les manifestations s'étendent aux autres régions. C'est un élan politique sans précédent, dans ce pays qui semblait mou et blasé depuis plusieurs années.


LEMONDE.FR | 23.02.12 | 18h24

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