dimanche 25 mars 2012

Paroles de Sénégalais : « C'est un peu choisir entre Chirac et Le Pen »

(Rue 89 25/03/2012) 
Il n'y a pas que l'élection présidentielle française dans la vie. Ce dimanche, les Sénégalais élisent leur Président. Ils doivent départager Abdoulaye Wade et Macky Sall.

Abdoulaye Wade, président sortant après deux mandats, surnommé « Guorgui » (le vieux) par les Sénégalais, est arrivé en tête du premier tour avec 34,81% des voix. Macky Sall, initialement disciple de Wade, a lui obtenu 26,58% des voix.
Wade a très peu de chances d'emporter cette élection. Le report des voix peut en effet difficilement jouer en sa faveur : les autres candidats et le M23 (Mouvement du 23 juin, coalition de partis d'opposition et du mouvement des Y en a marre) se sont ligués contre lui.
Nous avons demandé à quatre Sénégalais de nous raconter comment ils envisageaient ce scrutin.
Ernest, 32 ans, concepteur-rédacteur dans la publicité
« Un homme de 90 ans ne peut pas diriger un peuple qui a une moyenne d'âge de 19 ans. »
Ernest n'a pas eu le temps de voter. Il avait toutefois une excuse solide : parti en urgence au Mali après une proposition d'emploi, il n'a pas eu le temps de « se faire enregistrer ».
« Si j'avais pu voter, j'aurais voté Tanor, le candidat du Parti socialiste. Wade, je ne peux pas vraiment faire le bilan de sa présidence. Il y a du bon et du mauvais.
Sa candidature ? Comme beaucoup de Sénégalais, je la trouve inacceptable, mais surtout par rapport à son âge avancé. Un homme de 90 ans [Wade en a en réalité 85, ndlr] ne peut pas diriger un peuple qui a une moyenne d'âge de 19 ans [un Sénégalais sur deux a moins de 20 ans, ndlr].
Le décalage est trop énorme, sans parler des capacités physiques et intellectuelles d'un tel Président.
Quant à la légalité de sa candidature, je suis républicain et je m'en tiens à la décision du Conseil constitutionnel de l'accepter alors qu'il avait déjà accompli les deux mandats autorisés. Même quand la loi n'est pas bonne, elle reste la loi.
J'ai tout de même de l'espoir pour cette élection et elle a déjà tenu certaines promesses. J'ai vu mon peuple s'exprimer et son expression respectée. Wade promettait de passer au premier tour, le Sénégal a dit non. Je garde l'espoir qu'il perde le deuxième tour sans problème et sans tension.
Je n'attends pas un changement dans des secteurs précis. Il y a quelque chose qui coiffe tout ici : c'est le système. Quand je dis système, je parle de la gestion du pays dans son ensemble et dans tous ses secteurs d'activité. Par changement, je n'entends pas “révolution”, mais plutôt “évolution”. Et pour moi, cela va avec un changement de mentalité [les Sénégalais parlent souvent de leur ras-le-bol du système : corruption, administrations kafkaïennes, système éducatif défaillant, ndlr]. »
Youssoupha, 22 ans, cuisinier et serveur
« J'ai quand même beaucoup d'espoir avec cette élection ! »
« J'ai voté pour Macky Sall au premier tour. Je pense que Wade doit quitter le pouvoir. C'est vrai qu'il a beaucoup travaillé pour le pays, mais il est vieux, son âge devrait l'empêcher de se présenter. En plus, la majeure partie de la population ne l'aime plus.
Ici, il y a un gros problème de manque d'emploi pour les jeunes [le taux de chômage est de 49% au Sénégal, ndlr]. La vie est aussi dure à cause de la hausse des prix des denrées de première nécessité. Ce sont vraiment les principaux problèmes que rencontre la population tous les jours. Tout le reste, c'est des détails.
Pour cette raison, je comprends les gens du mouvement “Y en a marre”. Ce sont de jeunes rappeurs sénégalais qui l'ont créé. Leur but, c'est de lutter contre la “mal gouvernance” du Sénégal et leur devise c'est : “Touche pas a ma Constitution”.
J'ai quand même beaucoup d'espoir avec cette élection ! Les choses ne sont plus comme avant. Il y a eu beaucoup de laisser-aller et l'anarchie a régné dans ce pays. Maintenant, la population en a pris conscience.
J'aimerais voir le Sénégal changer, qu'on change de régime politique, que les représentants du peuple à l'Assemblée nationale, les députés et autres aient un plus grand contrôle des activités du Président en cas de débordement ou de “mal gouvernance”.
C'est juste pour mieux défendre l'intérêt commun et permettre à notre pays de se développer, même si ce n'est pas facile. »
Khady, 23 ans, serveuse
« Tout est insupportable ici, mais ça va, la vie est belle. »
« Je n'ai pas voté. En fait, je n'ai même jamais voté. Ça ne sert pas à grand-chose et les démarches sont trop compliquées... Je travaille, je n'ai pas de temps pour ça, pour m'inscrire. De toute manière, depuis le début, on savait que ça allait se passer comme ça. Wade, ce serait n'importe quoi qu'il ait un troisième mandat.
Je n'ai pas pu participer au mouvement des “Y en a marre”, parce que je travaillais. En plus, ces manifestations, ce n'était pas vraiment des situations pour les femmes. Trop dangereux. Mais j'ai bien aimé ce mouvement. Eux, ils sont là pour le peuple.
Tous les hommes politiques sont les mêmes, ils arnaquent le peuple. La corruption est partout. Qu'ils arrêtent de construire des infrastructures hallucinantes ou des monuments qui coûtent des millions. Et puis tout est cher ici. On a l'impression qu'on vit en France ou aux Etats-Unis [Khady rit de sa comparaison, puis continue].
Moi, ça va encore, je n'ai pas trop de difficultés, mais beaucoup de gens sont en grande difficulté. Tout est insupportable ici, mais ça va, la vie est belle. »
Souleymane, 52 ans, assistant médical
« Comme pour vous avec Chirac-Le Pen, les gens ont à choisir entre le mal et le moindre mal. »
« Je ne pense pas qu'il y ait un vrai emballement autour de la candidature de Wade. Aujourd'hui, les gens ont à choisir entre le mal et le moindre mal. C'est un peu comme vous, avec ce que vous avez vécu, choisir entre Chirac et Le Pen. Ce scrutin, c'est plus un référendum en fait. Ceux qui sont pour le départ de Wade et ceux qui sont contre.
En fait, le Conseil constitutionnel a validé la candidature de Wade. Les gens se sont retrouvés pour dire qu'ils allaient continuer le combat, et empêcher qu'il se représente. Il y a eu une tentative de pression populaire pour y arriver, mais elle a échoué.
Ce qui doit changer ? Le Sénégal est un pays en crise ! L'éducation ne marche pas du tout. Avec le nombre de mois de cours annulés, on parle même d'une année blanche pour les élèves du service public. La Casamance est aussi une priorité nationale, même si les gens ont tendance à la négliger.
Mais surtout, surtout, surtout : la vie chère. Tout est cher. La location est chère, les gens n'arrivent plus à joindre les deux bouts. Dans beaucoup de familles, les trois repas quotidiens ne sont plus assurés.
Wade a réalisé des choses, des infrastructures, mais pendant ses mandats, il y a eu une perte des valeurs. Avant, la solidarité était très importante au Sénégal. On la sent moins aujourd'hui. Il n y a plus de justice non plus. Aujourd'hui, si tu fais partie du camp du pouvoir, tu peux faire ce que tu veux, sinon on te mate. »

Renée Greusard | Journaliste

© Copyright Rue 89

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire