(Le Temps.ch 28/03/2012)
L’opposant a battu à plates coutures le président sortant, Abdoulaye Wade, lors des élections de dimanche. Il devra rapidement faire face aux requêtes sociales urgentes de la population, estime le spécialiste du Sénégal Etienne Smith. Chercheur à la Columbia University, l’expert était à Dakar pour le second tour.Les urnes ont parlé librement, et le Sénégal célèbre déjà son nouveau président. Même si les résultats officiels ne seront connus que ce mardi ou demain mercredi, l’écart entre les deux candidats est net: Macky Sall, 50 ans, qui devrait obtenir près de 70% des suffrages, remplacera Abdoulaye Wade à la tête du pays. Dimanche soir, le candidat défait de 85 ans a cessé de s’accrocher au fauteuil présidentiel, qu’il semblait vouloir conserver à toute force (LT des 23.2.12 et 24.3.12), et a téléphoné à son adversaire pour le féliciter de sa victoire. Il s’efface ainsi devant celui qui fut l’un de ses anciens premiers ministres, et un disciple loyal avant leur brouille en 2007. Une issue pacifique à un processus électoral qui avait mal commencé, marqué par des violences faisant entre 6 et 15 morts et quelque 150 blessés. Etienne Smith, spécialiste du Sénégal et chercheur à la Columbia University, était à Dakar pour le deuxième tour. Entretien.
Le Temps: Alors que les violences qui ont précédé le premier tour laissaient présager le pire, on assiste à une éclatante victoire de la démocratie, comment l’expliquez-vous?
Etienne Smith: Tout d’abord parce que le Sénégal a une longue tradition démocratique. Dans les villes coloniales – les deux puis les quatre communes –, les gens ont voté dès 1848, car le suffrage universel masculin y a été instauré en même temps qu’en France, c’est donc un usage très ancré dans la culture sénégalaise. Ensuite, il faut souligner le caractère crucial du soulèvement du 23 juin 2011, lorsque la population s’est mobilisée pour empêcher Abdoulaye Wade de supprimer le second tour de la présidentielle en modifiant la Constitution. Si les citoyens l’avaient laissé faire, il aurait été élu au premier tour avec 35% des voix, ce qui aurait sans doute fait flamber la contestation. Le Sénégal aurait alors connu les mêmes problèmes que les autres pays où le premier tour a été supprimé, tels que le Togo ou le Gabon. Enfin, à l’issue du premier tour du 26 février, le mythe de l’invincibilité d’Abdoulaye Wade est tombé. On sentait que, à l’exception d’un noyau dur, beaucoup de ses partisans n’y croyaient plus vraiment. Cela fait un mois qu’ils pressentaient ce résultat, qui n’a donc pas complètement eu l’effet d’une douche froide.
– Après l’union sacrée qui a réuni les forces de l’opposition pour chasser Abdoulaye Wade du pouvoir, comment le paysage politique va-t-il se recomposer?
– Abdoulaye Wade a déjà appelé ses partisans à se rassembler en vue des législatives de la fin juin. Il est possible par exemple qu’Idrissa Seck, qui est, tout comme Macky Sall, un ancien premier ministre de Wade (ndlr: candidat malheureux à la présidentielle qui avait lui aussi rejoint l’opposition), tente de reprendre les rênes du PDS, le parti d’Abdoulaye Wade, afin de devenir le chef de file de l’opposition face à la coalition emmenée par Macky Sall. De ce côté-là aussi, les choses sont mouvantes cependant. Il faudra attendre les législatives pour y voir plus clair. A cette occasion, d’autres formations que les partis alignés pour la présidentielle vont entrer en lice, comme le mouvement du chanteur Youssou N’Dour. Après ce scrutin, chacun saura ce qu’il pèse électoralement et les alliances se préciseront.
– Grogne sociale, chômage élevé, coupures électriques préjudiciables à l’économie, les défis sont nombreux. Quelles devront être les priorités du nouveau président?
– Répondre à la demande sociale, sans aucun doute. Macky Sall a promis une baisse du prix des denrées alimentaires de base: le sucre, l’huile et le riz. Les gens l’attendent au tournant: s’il n’y parvient pas dans les semaines qui viennent, sa crédibilité en souffrira. A brève échéance, il devra aussi faire en sorte de sauver l’année scolaire en permettant aux étudiants de passer leurs examens après trois mois de grèves des enseignants et des élèves. A plus long terme, il devra régler le problème des délestages électriques en modernisant les infrastructures, régler la question de la rébellion en Casamance, dont Abdoulaye Wade n’a pas réussi à venir à bout malgré ses promesses, et lancer des audits pour démontrer sa volonté de rompre avec l’opacité qui a caractérisé la gestion des affaires publiques durant les années précédentes. Mais rien ne sera simple, car les caisses de l’Etat sont vides.
– De manière générale, en quoi la politique de Macky Sall, qui est un libéral comme Wade et qui fut longtemps son protégé, va-t-elle se distinguer de celle de son prédécesseur?
– Leurs personnalités, très différentes, font qu’ils n’auront pas la même approche. Abdoulaye Wade, l’avocat flamboyant, donnait souvent l’impression de rêver tout haut, sans suivi des projets. Il annonçait des projets pharaoniques pratiquement toutes les semaines. A l’inverse, Macky Sall, qui est un ingénieur géologue, a les pieds sur terre. Pragmatique, il avance pas à pas, sans effets d’annonce. Outre ces différences de style, Macky Sall a déjà annoncé une séparation claire de l’Etat et des confréries religieuses, là où Wade avait tendance à mélanger les registres. Sall a aussi annoncé l’instauration d’une couverture médicale universelle pour l’ensemble des citoyens. Par ailleurs, l’une des difficultés auxquelles il sera confronté sera de concilier son projet de confier la plupart des ministères à de jeunes technocrates, et le fait qu’il devra remercier certains alliés en leur confiant certains portefeuilles.
– Que va-t-il se passer pour la famille Wade?
– Il se pourrait qu’elle se rende en France, où elle possède des propriétés. Macky Sall a annoncé qu’il n’y aurait pas de chasse aux sorcières, mais il va sans doute lancer des audits sur les chantiers du ministre Karim Wade (ndlr: le fils du président sortant), dont le financement et la gestion soulèvent certaines questions. Ce sera un symbole fort. Ensuite, tout dépendra des résultats.
Sandra Moro
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